samedi 13 décembre 2008

Les aveugles volontaires

Dans son livre La Raison assiégiée, Al Gore revient sur le refus de la majeure partie des institutions américaines, et en premier lieu du Congrès et de la presse, de regarder en face les informations qui, en 2003, contredisaient la logique de guerre dans laquelle s’engageait l’administration Bush. Réfléchissant au chaos irakien l’ancien vice-président démocrate s’exclamait : « et pourtant, on disposait au moment crucial de tous les faits et arguments dont on avait besoin pour prendre la bonne décision».
La même volonté de ne pas savoir avait sévi lors des mois qui précédèrent la furie génocidaire du Rwanda. Malgré les reportages de journalistes décrivant l’ambiance délétère qui régnait à Kigali et l’impunité des journalistes qui attisaient la haine contre les Tutsis, malgré les mises en garde d’organisations de défense des droits de l’homme, les avertissements de l’ambassadeur belge et de Romeo Dallaire, commandant du contingent de la MINUAR, les gouvernements directement concernés et le secrétariat des Nations unies décidèrent de fermer les yeux et de se boucher les oreilles.

La Colombie oubliée
La liste est déjà longue des crises que l’on ne voulait pas voir et qui, brusquement, explosent au visage des aveugles volontaires. Malheureusement, elle n’est pas près d’être close. La Colombie nous offre depuis des mois un nouvel exemple de cette politique des œillères à laquelle s’adonnent trop souvent les démocraties occidentales.
La focalisation de toute l’information sur la séquestration d’Ingrid Betancourt a conduit, en effet, nombre d’observateurs à poser à un regard borgne sur la réalité colombienne, comme si les paléo-marxistes des FARC étaient la seule malédiction de ce pays.
Aujourd’hui, après la libération tant espérée de la célèbre politicienne franco-colombienne, d’autres informations surgissent, comme celles qui touchent aux paramilitaires ou aux exactions commises par les forces armées colombiennes. Certains, en Europe, font mine de « découvrir » que l’entourage du gouvernement colombien Alvaro Uribe était gangrené par le para-militarisme, cette nébuleuse de groupes armés d’extrême droite coupables de massacres d’une brutalité hallucinée et impliqués jusqu’au cou dans les spoliations de terres et le trafic international de stupéfiants. Certains réagissent comme s’ils prenaient pour la première fois toute la mesure de l’implication de l’armée colombienne dans la violence qui ravage le pays de Gabriel Garcia Marquez.
« J’ignorais tout de ces connivences », m’avouait un diplomate européen d’habitude très bien informé. Et pourtant, comme le disait Al Gore à propos de l’Irak, on disposait, en temps utile, de tous les faits et arguments dont on avait besoin pour prendre la bonne décision. Un regard même fugace sur les sites des organisations de défense des droits de l’Homme, une lecture même distraite du chapitre consacré à la Colombie dans le rapport annuel du Bureau of Human Rights du Département d’Etat, auraient suffi à susciter les doutes nécessaires. Le para-militarisme n’était pas une dérive criminelle de groupes incontrôlés, mais bien une politique terroriste parrainée de l’intérieur même de l’Etat.
Malgré cela, l’Union européenne continue d’accorder sa caution politique au régime d’Uribe. « Il a fait chuter l’insécurité , il a été réélu massivement et démocratiquement, nous confiait ce fonctionnaire, qui ajoutait : « le peuple colombien, de toutes façons, appuie les paramilitaires ». Le fait que le peuple allemand appuyait les SA ne les rendait pas moins coupables…

Kouchner dérape
Le moment est une nouvelle fois venu de tester le sérieux du discours de l’Occident sur la démocratie et les droits humains. Dans un brillant essai sur « le monde de demain » (Guerre ou Paix, Grasset, 2007), Laurent Cohen-Tanugi décrit l’émergence d’une nouvelle architecture mondiale au sein de laquelle les valeurs occidentales et l’universalisme risquent d’être marginalisées. Même si l’attachement de l’Europe et des Etats-Unis à leur rôle de « sentinelles de la liberté » a été relatif et aléatoire, cet héritage des Lumières doit être considéré comme un atout et non comme un handicap. Face à la brutalité des rapports de force internationaux, la tentation est grande en effet de se battre avec les armes de l’adversaire et d’abandonner aux seuls ONG les « gentillesses et les naïvetés » de la diplomatie des droits de l’Homme.
« L’aspiration mondiale à la dignité humaine est le défi central de l’éveil politique global, écrit Zbigniew Brzezinksi, ancien conseiller national de sécurité sous Jimmy Carter (1977-1981). Pour ce géopoliticien peu suspect d’irénisme, les Etats-Unis auront une « deuxième chance » s’ils élèvent les droits de l’homme au rang de « priorité globale ».
Ce n’est pas ce que pense « l’homme politique le plus aimé de France », Bernard Kouchner. Pour le ministre des relations extérieures, interviewé le 10 décembre par Le Parisien, il n’y a pas de place pour les droits de l’homme dans la diplomatie. La création du secrétariat aux Droits de l’Homme confié à Rama Yade, « était une erreur ». « C’est un retour effrayant à la Realpolitik », s’est exclamé Stephan Oberreit, directeur d’Amnesty International France.
L’Europe, les Etats-Unis et les démocraties du Sud ne peuvent espérer garder leur place dans cette planète en mouvement qu’en renforçant des valeurs que, trop souvent, ils bradent, mais qui continuent à inspirer partout dans le monde ceux qui veulent sortir du désastre annoncé par l’explosion des identités meurtrières et la prolifération des ambitions nationalistes, ethniques ou religieuses.