lundi 14 décembre 2009

Les fantassins de la liberté

Jeudi dernier, sur cette mappemonde meurtrie de mille brasiers d’autoritarisme et de haine, des centaines de milliers de bougies ont brillé dans la nuit. Et elles ont éclairé des centaines de millions de personnes privées de liberté.
Cette année, pourtant, la journée du 10 décembre, qui célèbre l’adoption en 1948 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, avait mal débuté. C’est ce jour emblématique que la Chine a choisi pour inculper Liu Xiaobo de « tentative de subversion de l’Etat ». Ce célèbre dissident, l’un des principaux auteurs de la Charte 08, risque une peine de 3 à 8 ans de prison.
Par ce geste, le gouvernement chinois a voulu indiquer que non seulement il ne se sentait pas tenu par des textes internationaux auxquels officiellement il adhère mais aussi qu’il ne tolérerait aucune pression internationale. Liu Xiaobo figurait, en effet, sur la liste de 11 prisonniers politiques dont Barack Obama avait demandé la libération lors de sa récente visite à Pékin.
Les millions de fantassins de la liberté, militants d’Amnesty International ou activistes des Ligues des droits de l’Homme, ont aussi passé une journée quelque peu orpheline parce que les caméras étaient ailleurs. Elles n’avaient d’yeux que pour Barack Obama à Oslo et pour la conférence sur le changement climatique à Copenhague.
Et pourtant, ces deux événements ont offert un cadre exceptionnel à la journée des droits de l’homme, dans la mesure même où l’état de quiétude ou de belligérance du monde et la santé de la planète ont des conséquences directes sur le respect des droits humains.
L’issue de la guerre en Afghanistan déterminera en grande partie les chances de la démocratie et de la liberté dans cette région convulsée. Elle mettra aussi à l’épreuve les valeurs dont les démocraties occidentales se réclament.
Pour les défenseurs des droits de l’homme, la réflexion ne porte pas seulement sur la notion de « guerre juste », mais aussi sur la manière dont ce conflit sera mené. La doctrine contre-insurrectionnelle, avec son recours aux bombardements aériens et aux milices paramilitaires, a presque toujours débouché sur des bavures et des brutalités, dont les civils ont été les premières victimes. Elle a presque toujours fini par saper l’argument moral invoqué pour justifier la guerre.
Face à ces doutes se profile le spectre tout aussi inquiétant de l’échec, du retour au pouvoir des Talibans et du scénario catastrophe de l’implosion du Pakistan, avec, inévitablement, un désastre pour la liberté, pour la condition des femmes et le sort des minorités.
La conférence de Copenhague sur le changement climatique s’est retrouvée, elle aussi, au cœur de la thématique des droits de l’homme. La dimension guerrière de la crise environnementale n’est plus un scénario de science fiction. Ces dernières années, au Darfour, en Afrique centrale, des centaines de milliers de personnes ont été happées dans des violences en partie provoquées par la dégradation de l’environnement ou par l’exploitation prédatrice des matières premières.
Un peu partout, d’ailleurs, le combat pour l’écologie se confond avec celui des droits de l’homme. De plus en plus, les militants de ces deux mondes, à l’image du lauréat 2009 du Prix Nobel alternatif René Ngongo, se ressemblent et se rassemblent
Ils ont les mêmes rêves de justice et de dignité. Ils ont les mêmes adversaires : les tronçonneurs fous, les empoisonneurs de rivières et les enfumeurs de mégapoles. Ils sont visés par les mêmes assassins : les tueurs à gages des entreprises, des groupes paramilitaires et des bandes criminelles qui tirent profit du massacre de l’environnement.
L’actualité des droits de l’homme ne correspond pas toujours avec les dates commémoratives. Elle surgit souvent à contretemps des calendriers officiels. Ainsi, le 7 décembre, en dépit de la répression brutale, des dizaines de milliers de personnes ont une nouvelle bravé les Basidjis, ces S.A. du régime islamiste. La vague verte a continué à défier l’Ayatolland, cet archipel de l’obscurantisme et de l’arbitraire. Et elle a lancé un magistral pied de nez à tous ceux qui voudraient nous faire croire que les peuples du Sud sont incapables de liberté et de raison.
Le 11 décembre a été tout aussi intense, avec l’ouverture à Buenos Aires du procès de l’ESMA, la sinistre Ecole mécanique de la marine, où, entre 1976 et 1983, des centaines d’opposants à la dictature militaire furent torturés avant d’être drogués, placés à bord d’hélicoptères et projetés dans les eaux de la Plata.
La veille, à Paris, la République française avait honoré de son prestigieux Prix des droits de l’homme une personne sans laquelle, sans doute, ce procès des spadassins argentins n’aurait jamais eu lieu, Horacio Verbitsky, journaliste engagé et figure éminente du CELS (Centre d’études légales et sociales).
Créée lors de la dictature, cette association n’a eu de cesse de dénoncer le terrorisme d’Etat et de collecter des informations sur les disparus. Lorsque les militaires argentins, mis en déroute par Margaret Thatcher aux Malouines, se retirèrent, Horacio Verbitsky et ses amis exigèrent que justice se fasse. Et en dépit des décrets d’amnistie et de la volonté d’amnésie, ils ne baissèrent jamais les bras.
Théoricien du journalisme enquiquineur (« nous sommes le petit caillou dans la chaussure et le sel dans la blessure ») et praticien du journalisme fouineur, Horacio Verbitsky a multiplié au fil des années les révélations sur les turpitudes de l’armée argentine. Ses enquêtes font partie aujourd’hui des dossiers à charge et elles envoient un message sans équivoque à tous les apprentis-dictateurs. « Un jour, la justice vous rattrapera ».
Peu importent, finalement, les « marronniers », ces rendez-vous obligés de l’information. Le 10 décembre, la flamme des bougies a pu paraître frêle, mais elle avait cette « force des sans-pouvoir », comme le disait Vaclav Havel, qui, de Buenos Aires à Téhéran, provoque, tôt ou tard, les basculements les plus lumineux de l’histoire.