Cette semaine a été d’une rare intensité. Grâce à la conférence sur les défenseurs des droits de l’homme organisée par la Commission européenne, le Parlement européen et l’ONU les 7 et 8 octobre, j’ai rencontré une collection incroyable de gens tellement remarquables qu’il m’a fallu plusieurs jours pour « absorber » les conversations et les échanges.
Le dimanche, c’est aussi cela : le moment où les fébrilités de la semaine retrouvent leur place, où l’on lit des textes « réservés », où l’on surfe sur des sites d’information et d’opinion du bout du monde.
Ce matin, bercé par les notes de Stan Getz et la voix magique d’Astrud Gilberto, je me suis envolé vers l’Amérique du Sud. Je me suis assis à la terrasse d’un café de Buenos Aires, en face d’un kiosque à journaux. Je m’y suis procuré l’édition dominicale de Pagina 12, le principal journal de centre-gauche du pays, l’un des seuls aussi qui n’aura jamais à s’excuser d’avoir appuyé une dictature. Merveilles d’Internet. Télescopage des continents. Le monde est là, à un clic de souris d’ordinateur.
L’un des plus illustres chroniqueurs du quotidien, Horacio Verbitsky, y parlait de Fortis et de Dexia. Et pour cause, il venait de passer 3 jours à Bruxelles, invité à présider un panel sur le rôle des journalistes défenseurs des droits de l’Homme, dans le cadre de la célébration du soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'Homme. Avec un brin de surréalisme, alternant entre la conférence et "la rue", Horacio réussissait à donner un sens à ce "choc des civilisations", humaniste ou financière.
Une stylistique du respect
Lors de cette conférence, il n’avait pas cessé d’écrire dans un petit carnet. Les yeux pétillants, aux aguets, ce capteur des bruits et chuchotements du monde n’avait rien perdu du spectacle. Ni la beauté - et l’arrogance - de Rama Yade, secrétaire aux droits de l’Homme du président Sarkozy, ni la grandeur morale de Stéphane Hessel, éternel résistant et l’un des auteurs de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Ni le courage de Lydia Cacho, superbe journaliste mexicaine, aux prises avec les réseaux de pédophilie et de corruption de son pays. Ni la lucidité de Mohammed Ali Atassi, journaliste et dissident syrien collaborateur du grand quotidien libanais An-Nahar. Ni l’ironie mordante d’Andrey Lipksky, rédacteur en chef adjoint de Novaia Gazeta, le journal auquel collaborait Anna Politkovskaiai, assassinée deux ans plus tôt, jour pour jour, à Moscou.
Horacio avait pour ces « journalistes défenseurs » le regard respectueux de celui qui a connu et combattu la répression. Et qui a pris des risques immenses pour informer et protéger. Journaliste clandestin durant la dictature militaire qui terrorisa l’Argentine entre 1976 et 1983, Horacio est aussi le président du CELS (Centre d’études légales et sociales), l’une des plus importantes organisations de défense des droits de l’Homme du pays. Membre du comité d’experts de la division Amériques de Human Rights Watch, il est aussi l’auteur de livres implacables sur le régime militaire et sur ses complices, en premier lieu l’Eglise catholique. A l’issue d’un déjeuner sur la place Jourdan, à l’ombre du Parlement, il m’a offert son dernier ouvrage, La violence évangélique, avec en couverture, le général Videla (qui vient d’être renvoyé en prison par la justice) aux côtés d’un évêque argentin. Et Dieu dans tout ça ?, aurait dit Jean-Pol Hecq. Dans cette Argentine livrée aux tueurs officiels, Dieu était mieux défendu par des incroyants ou des infidèles que par les bigots du national-catholicisme argentin.
Ces discussions avec Horacio, Lydia ou Mohammed m'ont une nouvelle fois convaincu de l'urgence d'un journalisme engagé pour les libertés, non seulement pour la liberté de la presse, mais aussi pour les libertés de tous. Comme me le rappella Horacio, nombreux furent les journalistes argentins qui choisirent d'appuyer la dictature ou de se taire. Et qui se montrent aujourd'hui beaucoup plus durs à l'encontre d'un gouvernement élu démocratiquement qu'à l'égard de putschistes assassins. On est peut-être tous dans la même profession, on ne fait pas nécessairement le même métier...
Droit au blasphème
Cette rencontre au Parlement européen m’a réconcilié avec l’Europe. La liberté de ton adoptée par Hélène Flautre, présidente de la sous-commission des droits de l’Homme et parlementaire des Verts (France), la conviction de Luisa Morgantini, vice-présidente du Parlement, étaient un bel exemple de démocratie pour les dizaines de défenseurs des droits humains venus d’Afghanistan, d’Algérie, de Tunisie, d’Angola. Pendant toute la séance, Jean Plantu et Ali Dilem illustraient les débats avec une insolence complice. Dans la salle, les représentants des ambassades douteuses avaient un air cramoisi. Les deux caricaturistes proclamaient le droit au blasphème. Pendant que Jacques Barrot, vice-président de la Commission, inaugurait la conférence (en reconnaissant d’ailleurs les failles de l’Union en matière de droits de l’Homme), Dilem projeta sur deux écrans géants un dessin où il était écrit : « Barrot inaugure la conférence. Y en a déjà qui dorment ».
Il est déjà 11 h 30. J’ai replié mon journal sur la table du kiosque de Buenos Aires. Mes pensées voguent vers ces amis qui dans les années 1970 se mobilisèrent pour la liberté en Argentine. Des exilés, comme Gregorio Selser, merveilleux chroniqueur du monde, des militants, comme Emilio Mignone, fondateur du CELS, des écrivains comme Ernesto Sabato ou Juan Gelman, des juristes engagés comme Eric David et Pierre Mertens. C’était une époque terrible, assassine. C’était aussi un extraordinaire moment de solidarité et d’humanité.
Horacio Verbitsky avait remué des souvenirs intimes, déclenché le déclic de la nostalgie. Mais, suscités par ce journaliste défenseur intransigeant des droits de l’homme, ces souvenirs n’étaient pas des excuses pour la passivité ou la rentrée dans le rang. Ils remettaient au centre de tout la nécessité de toujours regarder le monde avec acuité et indépendance. Pour continuer à agir.
Atlantic notes (1)
Il y a 7 ans