Cet article publié dans Le Soir du 7 octobre a suscité pas mal de réactions, aussi bien à droite qu'à gauche. Pour ceux qui l'auraient raté.
L’ultralibéralisme est le grand perdant du Katrina financier qui a rompu les digues de Wall Street. Parce qu’il en est le grand responsable. Tous ceux qui dans les années 1980 applaudirent la Révolution conservatrice reaganienne, sa rage détaxatoire, sa dérégulation effrénée et sa célébration des privilèges, sont aujourd’hui mis au pilori. Avec raison. Cette idéologie était toxique.
Mais ces ultralibéraux, disciples de Friedrich Hayek ou de Milton Friedman, ne sont pas les seuls coupables. L’histoire des trente dernières années est aussi celle d’un extraordinaire brouillage des repères dans les milieux intellectuels et politiques dont on attendait qu’ils protègent davantage les principes de décence, d’équité et de raison.
La victoire absolue de l’individualisme sur la notion de l’intérêt public a été le trait majeur de ces décennies de l’argent fou. Le tour de passe-passe fut magistral. Des mesures qui étaient essentiellement des leviers d’enrichissement personnel furent présentées comme des outils d’une modernisation économique qui bénéficierait à tous. La marée haute de l’ultralibéralisme lèverait tous les bateaux, les yachts et les radeaux.
Une partie de la gauche se laissa séduire par ces théories économiques qui critiquaient, non sans raison, la sclérose et les failles de la social-démocratie. Aux Etats-Unis, c’est sous un président démocrate, Bill Clinton, que furent démantelées des mesures adoptées par les Démocrates à l’époque du New Deal, après la grande crise de 1929, pour empêcher l’aventurisme bancaire. Au Royaume uni, Tony Blair « gentrifia » un Labour décrépit qui incarnait toutes les tares d’un travaillisme otage de syndicats archaïques. Mais si, grâce à ce lifting, il gagna les élections, il appliqua aussi une politique économique et sociale dont on paie aujourd’hui les dérives : l’explosion des inégalités sociales et la fragilisation des contrôles nécessaires au comportement sensé du secteur privé. Compagne de route du libéralisme économique, la « Troisième voie » suivie par Blair, Schroeder, Jospin ou Prodi était une pensée molle pour époque dorée.
L’économiste keynésien John Kenneth Galbraith, dont la pensée n’était pas molle mais forte et modérée et dont on retrouve aujourd’hui toute la pertinence, avait insisté sur l’importance des « pouvoirs compensateurs » dans la sphère économique, à l’image de la séparation des pouvoirs sur la scène politique. Qu’ils aient été impuissants ou complices, nombre de Démocrates américains et de socialistes européens n’ont pas opposé assez de checks and balances au rouleau compresseur des ultralibéraux.
Dans son récent livre The Predator State, James Galbraith, le fils du célèbre économiste, n’épargne pas ceux qu’il appelle les « perroquets du conservatisme ». Est-ce pur hasard que deux des dirigeants les plus importants du système économique mondial, viennent du Parti socialiste français : Pascal Lamy à l’Organisation mondiale du Commerce et Dominique Strauss-Kahn au Fonds monétaire international ? Un FMI dont Barack Obama, un centriste, disait, dans son livre L’audace de l’espoir, « qu’il avait imposé d’énormes épreuves aux peuples du Sud et des remèdes que, nous Américains, aurions de grandes difficultés à ingurgiter ».
John K. Galbraith avait également défendu le bien commun comme socle de l’action politique. Cette notion dont se réclame traditionnellement la démocratie chrétienne européenne a été emportée elle aussi au cours de ces trois décennies d’égoïsme généralisé. Sous la houlette de Wilfried Martens, le Parti populaire européen s’est agrandi en sapant ses valeurs fondatrices. En intégrant les Berlusconiens et les Thatchériens, il s’est converti, à quelques exceptions, en une coalition des droites européennes, très éloignées de la notion de l’intérêt général. La Commission européenne, de son côté, est devenue, dans une large mesure, la Mecque de l’ultralibéralisme, plus intégriste désormais que Wall Street.
L’une des conséquences les plus agaçantes de ces abandons est d’avoir redonné du tonus à une autre idéologie toxique. Marx est de retour, titrait récemment Courrier international. En Amérique latine, les désastres sociaux d’une globalisation débridée ont porté au pouvoir des mouvements qui, dans certains pays, tendent à mettre dans le même sac l’ultralibéralisme économique et le libéralisme politique. En Allemagne, Die Linke, nouvel avatar, aux côtés des déçus du SPD, de l’ancien parti stalinien de la République démocratique allemande, marque des points.
Que faire ? Surtout pas, au delà des mesures d’urgence, recourir à l’argent public pour permettre à terme aux brahmanes du secteur privé de retrouver leurs marges et leurs privilèges, comme le voudraient les ultralibéraux. Surtout pas non plus se ruer sur les recettes rouillées du socialisme d’Etat, comme en rêvent certains marxistes « nés de nouveau ».
« Il arrive que l’Histoire récompense ceux qui s’obstinent, écrivait Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit, et qu’un rocher bien placé corrige le cours d’un fleuve ». Qui sera ce rocher ? Le défi est de retrouver les audaces mais aussi les principes qui présidèrent au sauvetage de l’économie américaine sous la houlette de Franklin Roosevelt, d’exprimer une pensée forte et raisonnée, au carrefour de l’efficacité économique et de la justice sociale. Au cœur aussi des valeurs de liberté.
La crise n’est pas qu’économique. Il est minuit moins quart pour la démocratie. Déboussolée, insécurisée, la population est à la recherche de boucs émissaires. Pour certains, l’alternative, aujourd’hui, est le néo-populisme à la Haider ou à la Sarah Palin. Demain, si tout dérape, elle pourrait être pire encore.
Pour préserver le libéralisme politique, il faut civiliser le libéralisme économique.