« L’homme de la place Tienanmen », seul face à une colonne de tanks. Cette photo a fait le tour du monde et elle incarne, plus encore que la « déesse de la démocratie », le printemps démocratique chinois de 1989 et son écrasement dans le sang par l’armée rouge.
Le sinologue et journaliste français Adrien Gombeaud vient de consacrer un excellent livre à cet homme, à ce soldat inconnu de la démocratie, dont on ignore aujourd’hui encore le sort qui lui fut réservé après son extraordinaire face à face, le 5 juin 1989, avec les chars de Deng Xiao Ping (L’homme de la place Tienanmen, Editions du Seuil, collection Médiathèque, mai 2009, 121 pages).
L’homme à la chemise blanche et aux sacs en plastic intervient à la fin de l’opération de « nettoyage » effectuée par l’armée rouge. Après l’intervention des tanks contre les tentes plantées sur la place et après les massacres qui se sont déroulés dans les rues adjacentes, dans d’autres quartiers de Pékin, et dans d’autres villes chinoises. Avant la « normalisation », les procès et les condamnations.
C’est un immense et désespéré « casses-toi, pauv’con » qu’il adresse aux camarades tankistes, des « appelés » venus des provinces et persuadés par la propagande officielle qu’ils se trouvaient devant des hordes de traîtres contre-révolutionnaires et anti-chinois.
Comme le signale l’auteur, le pouvoir aurait pu dégager la place à l’auto-pompe. Non, il fallait faire usage d'une force disproportionnée, il fallait casser, briser, tuer, pour que la population comprenne qu’il était interdit de défier le pouvoir. Le peuple chinois, éternel sujet, devait rentrer dans le rang et accepter la nouvelle voie indiquée par le parti communiste : la prospérité sans la liberté, la croissance sans l’égalité.
Cet « homme » est la dernière figure de la rébellion. Et son geste « fou » est devenue un emblême parce qu’il incarne à la fois la fin d’un rêve, le climax d’une tragédie et le début d’une longue traversée du désert.
L'"homme" est devenu une icône parce qu'il réveille des symboliques chinoises, celles de la personne sacrifiée, mais aussi universelles, le héros seul, David devant Goliath.
« Retourne chez toi, casse-toi », semble-t-il dire au tankiste. Et celui-ci, qui est le deuxième acteur de la photo, hésite, tente de le contourner. Ce jour-là, sur l’immense avenue qui borde la place Tienanmen, deux hommes se regardent, se toisent et respectent leur commune humanité, l’un par sa colère, l’autre par son esquive. Il y a un deuxième homme sur la place Tienanmen, dont on ne connaît pas le nom ni le sort et qui, pendant quelques instants, ne remplit pas l'ordre qui lui a été donné, fait un acte de désobéissance et contribue ainsi à cette extraordinaire et inoublibale choréographie de la liberté.
Dans ce très beau livre, Adrien Gombeaud rappelle aussi qu’il y eut cinq regards sur cet « homme face aux chars ». Quatre journalistes et un caméraman de CNN qui, tous, auraient voulu être le seuls à « signer » cette photo historique. Et qui, tous, sont restés marqués, dans un étonnat anonymat, par cet "instant décisif, comme l'aurait Henri Cartier-Bression, de la photo qui devient davantage que le reflet de la réalité pour créer son propre univers.
La réflexion de l'auteur sur ces images de Tienanmen rappellent l’importance du journalisme dans la mémoire collective des événements du monde. Comme le signale Simon Leys, implacable décrypteur des illusions et des fabrications du communisme chinois, « Pour les communistes chinois, écrit-il, le massacre a toujours constitué une méthode de gouvernement…La seule nouveauté des massacres, c’est qu’ils se sont déroulés sous les yeux de la presse et de la télévision étrangères ».
Un livre, bien écrit, cultivé. A lire. Pour mieux approcher cet « homme seul » qui, pendant quelques secondes, représenta la Chine de la dignité et qui, aujourd’hui, appartient à l’éternité.
Atlantic notes (1)
Il y a 7 ans